La Lune ne se contente pas de faire fluctuer le champ de gravitation de quelques millionièmes deux fois par jour, ni de rajouter un éclairage nocturne cinq cent mille fois moins puissant que le soleil. Elle fait aussi beaucoup parler les jardiniers et les sages-femmes. D’un côté il y a les catégoriques, qui balaient d’un revers de main toutes ces balivernes superstitieuses, et de l’autre il y a ceux qui ne jurent que par la Lune. Et entre les deux il y a moi, qui veux bien croire que les gens qui observent le calendrier lunaire au jardin obtiennent de meilleurs résultats puisqu’ils sont nombreux à le dire avec force et conviction, mais qui ne peux pas croire que les explications vaseuses des manuels et des almanachs puissent y être pour quoi que ce soit.
Sommaire
La limite de la méthode scientifique
Pour clore le débat des sages-femmes, c’est facile : il suffit de se munir d’éphémérides et de quelques registres d’État-Civil, de faire des gros tableaux et de lancer quelques routines statistiques pour voir s’il y a une corrélation entre les dates de naissance et les phases de la Lune. Ce travail a déjà été fait maintes fois, parfois sur des échantillons de plusieurs millions de naissances [1], et la réponse est non, non, non et non. Circulez, ce n’est pas la peine d’y revenir, sauf si vous voulez perdre votre temps.
Pour clore celui des jardiniers, c’est nettement plus compliqué. Donc nettement plus cher, puisque une étude est d’autant plus chère qu’il y a de nombreux paramètres à prendre en compte (arrosage, ensoleillement, variétés, sols, engrais, humidité, etc.) et aussi d’autant plus chère que la corrélation à démontrer est faible. C’est cher, et personne ne veut s’amuser à payer, puisque l’on connaît déjà le résultat : certaines études pourront mettre en évidence une influence de la Lune, mais aucune ne pourra trouver une influence de la Lune qui soit supérieure aux autres effets qu’il peut y avoir au jardin, et c’est facile à démontrer.
Faisons la liste des effets physiques le plus souvent invoqués quant à l’influence de la Lune sur la dynamique du jardin.
La gravité
La Lune modifie insensiblement le champ de gravité, selon une variation sinusoïdale qui se répète presque deux fois par jour (et non pas deux fois par mois comme on lit souvent dans les manuels de jardinage). Cette fluctuation représente quelques millionnièmes du champ de gravité terrestre. Cette variation est en gros moitié plus forte lors de la pleine lune et de la nouvelle lune quand la Lune et le soleil mettent en commun leurs efforts lilliputiens, et moitié moins forte lors du premier et du dernier quartier quand ils se contrarient. Ainsi, les phases de la Lune se contentent de moduler de moitié les trois millionièmes de variation biquotidienne du champ de gravité moyen. Ça ne fait pas tripette.
Nous avons pris l’habitude de prêter un pouvoir énorme à la Lune à cause des marées, lesquelles sont très impressionnantes. On se dit : si la Lune arrive à tirer la mer de quelques mètres vers le haut ou la pousser de quelques mètres vers le bas, elle est vraiment très costaud. En fait, ce n’est pas tant que la modification du champ de gravité due à la Lune et au Soleil tire la mer, mais plutôt qu’elle la penche. C’est pour cela que les marées sont vraiment un cas à part : l’océan est une grande flaque, et si vous faites varier d’un millionième le champ de gravité local, c’est comme si vous penchiez la flaque d’un dix-millième de degré. Quand ladite flaque fait des milliers de kilomètres de large, c’est suffisant pour déplacer les bords de plusieurs mètres. Par contre, pour une plante, ça ne lui fait pas grand-chose puisque quand elle s’incline de dix degrés par le vent, la rosée ou par son port naturel, la modification de gravité le long de sa tige sera cinq mille fois plus forte que l’effet gravitationnel de la Lune.
Loin de moi l’idée de prétendre que “la Lune n’a aucun effet sur les plantes parce qu’elle ne représente que quelques millionièmes de la gravité terrestre”. Ceci ne serait pas plus scientifique que de dire que “les pesticides ne peuvent pas nous faire du mal, puisqu’ils ne sont présents dans les aliments qu’en quantités infimes”. Je dis que la Lune a des effets, mais qui sont microscopiques devant d’autres effets similaires. Comme je dirais à un gros fumeur qu’il ne lui sert à rien de manger bio s’il veut réduire son risque de cancer.
Cela dit, j’ai d’autres arguments.
Le plus souvent, c’est bien la gravité qu’invoquent les manuels de jardinage, en préconisant par exemple de planter les légumes-feuilles en lune montante, et les légumes-racines en lune descendante. Ce précepte est nécessairement faux, au moins pour les deux raisons suivantes.
La première, c’est que selon les éditeurs, les époques et les cultures, les recommandations des almanachs se contredisent allègrement. Pour les uns, c’est la lune montante ou descendante, pour les autres la pleine lune ou la nouvelle lune, pour les autres encore, c’est le signe astrologique de la Lune. Au mieux, il y en a un qui est juste et tous les autres sont faux. Chacun est pourtant persuadé que le sien est juste, puisqu’on ne voit personne demander à ses voisins : “Quel calendrier lunaire utilisez-vous ? Tous ceux que j’ai essayés depuis vingt ans m’ont toujours fait tout rater.”
La deuxième, c’est que quand bien même la Lune y serait pour quelque chose, ce qui n’est pas exclu, j’ai du mal à croire qu’elle sache discerner dans chaque famille de plantes quels sont les légumes dont nous mangeons les racines et ceux dont nous mangeons les feuilles ou les fruits afin d’influencer les uns vers le bas et les autres vers le haut alors qu’ils sont biologiquement très similaires. La patate est une solanacée comme la tomate ; le chou-rave est une brassicacée comme le chou-fleur; la carotte est une apiacée comme le céleri-branche ; les topinambours sont des hélianthes comme les tournesols ; l’oignon est une alliacée comme le poireau …
Il faut donc abandonner la piste de la gravité.
La luminosité
Par son albédo, la Lune nous renvoie la lumière du soleil. L’intensité lumineuse de la pleine lune est environ cinq cent mille fois moindre que celle du soleil. On pourrait dire que ces quelques pouièmes ont un effet sur le total de l’énergie lumineuse reçue par les plantes, mais il faudrait comparer cette proportion à l’effet des nuages. Un jour nuageux réduit de 70% l’ensoleillement sur une journée et donc de 2.5% sur une lunaison. Il anéantit à lui seul vingt-cinq mille fois le surcroît de lumière apporté par un mois entier de belle Lune. La variabilité du temps qu’il fait sous nos latitudes est ainsi infiniment plus déterminante que l’albédo lunaire quant à la quantité de lumière reçue.
En revanche, la luminosité de la Lune a un effet important sur la vie des animaux nocturnes. En leur donnant les moyens d’y voir leur nourriture, leurs partenaires ou leurs prédateurs, elle augmente l’activité de certaines bestioles ; en donnant les moyens à leurs prédateurs de les voir, elle réduit l’activité d’autres bestioles.
Je suis persuadé que cet effet de luminosité nocturne sur les cycles de vie des oiseaux, des mammifères et des insectes a beaucoup plus d’influence au jardin que celui de la gravité. En revanche, pas de moyen mnémotechnique simple pour savoir comment profiter de ce genre d’effets : il faudrait en effet connaître toutes les habitudes nocturnes de prédation, de reproduction, et de vulnérabilité pour tous les ravageurs et tous les auxiliaires, pour toutes les variétés plantées, aux différentes époques de l’année, et selon les conditions climatiques (température, humidité, nébulosité, vent, pollution lumineuse urbaine, etc.)
Des effets qui n’ont rien à voir
Justement, parlons des conditions climatiques. Une nuit de gel a évidemment une influence bien plus forte qu’une nuit de pleine lune, de même qu’un jour de pluie, une semaine ensoleillée, une attaque de limaces, un vent desséchant, une giboulée de grêle. La variabilité de notre climat printanier est telle qu’à mon humble avis, tout effet de la Lune, quand bien même il serait avéré, sera forcément négligeable par rapport à tous les autres aléas.
Pourquoi s’embêter ?
On pourrait dire que les autres effets sont aléatoires donc on ne peut que les subir, alors que l’effet de la Lune, si minime soit-il, est déterministe donc on peut en profiter. Personnellement, je pense que c’est beaucoup s’embêter pour pas grand-chose –au mieux.
Même si j’accepte le principe que la Lune puisse effectivement avoir un effet, principalement par l’activité nocturne des bestioles, je trouve que le calendrier du jardin est suffisamment chargé comme ça.
Et pourtant ça marche — une explication simple
J’avais promis une explication simple à la conviction assez répandue chez les jardiniers qu’en respectant le calendrier lunaire on a de meilleurs résultats au jardin. Cette conviction est si profonde que j’ai du mal à la remettre en cause, et je suis prêt à les croire. Si ça ne vient pas de la Lune, il faut trouver la raison ailleurs.
Vous avez sans doute constaté qu’un semis ou une plantation trop précoce augmente le risque pour la plante de voir sa croissance durablement retardée par un épisode froid, nuageux ou pluvieux. Au point d’être rattrapée puis dépassée par certaines plantations plus tardives qui auront eu de bonnes conditions dès le départ.
Par son caractère astreignant, le calendrier lunaire tempère l’empressement du jardinier et le conduit à surseoir à certains semis ou certaines plantations, puisque la lune tombe rarement au bon moment. En moyenne, on peut dire que la contrainte lunaire, quelle qu’en soit l’absurdité scientifique, a le mérite de souvent retarder les opérations au jardin d’une semaine ou deux. CQFD.
PS : en faisant mes recherches pour finaliser le billet, j’ai trouvé un article publié dans Skeptic Magazine en 2005 par Jakie French, une jardinière expérimentée qui propose exactement la même explication.
[1] — Guillon P., Guillon D., Lansac J. & Soutoul J.-H. Naissances, fertilité, rythmes et cycle lunaire, étude statistique sur
5 927 978 naissances. J. Gynécol. Obstét. Biol. Reprod., 15, 1986, p. 265–271.