Sommaire
Prologue (facultatif)
Un soir de la fin janvier, dans le cadre des jeudis en questions –un cycle de conférences-débats mensuels et militants dans le voisinage de Marcillac– le café de Pruines recevait la visite de Linnéa Lindstroem pour parler de permaculture. On a compté entre 70 et 80 participants, ce qui était pour le moins inattendu pour un thème si spécialisé et pour une contrée si reculée. Pour moi, c’est la preuve que ça bouge en France du côté de la permaculture et de la transition.
Dans le débat qui a suivi la présentation, une question m’a particulièrement interpellé, à laquelle ni l’intervenante ni nous autres pauvres aspirants permaculteurs n’avons pu apporter de réponse entièrement satisfaisante. Grossièrement, la question se résumait à : “peut-on vivre de la permaculture ?”
Peut-on vivre de la permaculture ?
Evidemment, la question est plus complexe que ça, mais il faut admettre qu’on est quelques-uns à avoir la vague sensation que la permaculture paie son homme non pas à travers la vente des produits de la ferme, mais plutôt à travers la commercialisation de livres, de stages, de prestations de conception, de gîtes écolos, ou alors à fonds perdus pour ceux qui ont une autre activité par ailleurs. Où sont les maraîchers en permaculture ? Où sont les éleveurs en permaculture ? Où sont les arboriculteurs en permaculture ? Même en cherchant outre-Manche et outre-Atlantique, on tombe peut-être sur une paire de douzaines de paysans se réclamant explicitement de la permaculture et qui semblent arriver à vivre du produit de la ferme. [Note : je ne parle pas des pays du Sud, où il y a pu y avoir bien plus d’exemples, au moins avant la révolution verte, même s’ils ne portaient pas l’étiquette ‘permaculture’].
On pourra éluder la question en se réfugiant derrière le fait que la permaculture n’a jamais prétendu être une activité professionnelle, mais un cadre de pensée, ou une méthode de conception permettant de mettre en place des ‘écosystèmes’ durables, qu’ils soient agraires, économiques, ou bien sociaux. Certes. Ceci étant, si le cadre conceptuel est sensé permettre la conception de systèmes durables et viables avec un taux de succès honorable, on devrait pouvoir célébrer les réussites au moins en proportion des projets que l’on voit fleurir (ou des rêves que l’on voir mûrir).
La première réponse, suggérée par la personne qui a lancé la question, c’est que la permaculture c’est du flan, un joli miroir aux alouettes pour néoruraux rêveurs, exploité par quelques gourous vénaux. C’est un peu vexant, mais c’est pas entièrement faux.
Cela dit, je pense qu’on peut raisonnablement éliminer l’hypothèse que la permaculture soit totalement du flan, dans la mesure où la majorité des pratiques agraires du monde peuvent être qualifiées de permaculturelles à divers degrés, et que tant qu’elles ne sont pas en compétition avec l’agrobusiness issu de la révolution verte, elles arrivent à nourrir les gens.
Au moins en théorie, appliquée aux systèmes agricoles, la permaculture ça devrait marcher. Pour faire simple : un système agraire qui se rapproche d’un écosystème spontané devrait nécessiter moins d’énergie et donc moins de travail.
Je propose donc trois autres éléments de réponse pour expliquer le divorce apparent entre la magie de la permaculture sur le papier et le petit nombre de success stories sur le terrain. Il y en a peut-être d’autres, et n’hésitez pas à utiliser les commentaires pour continuer la discussion.
1 — Le marché est truqué
L’agriculture conventionnelle est quadruplement subventionnée :
- par le paysan qui travaille comme un bagnard et qui y laisse sa santé
- par le citoyen qui paie des impôts pour les aides agricoles
- par le carbonifère qui fournit l’énergie et l’azote à vil prix
- par la nature et le sol qu’on épuise comme des ressources minières
Ainsi, un système agraire qui se passe de ces subventions (servitude, aides, intrants, dégradation) part avec un handicap majeur. Or justement un système permaculturel :
- est sensé réduire la quantité de travail nécessaire,
- n’est pas à priori subventionné financièrement,
- n’utilise pas d’énergies fossiles (sauf peut-être au tout début),
- et cherche à aggrader le sol et restaurer les écosystèmes.
Certes, les pratiques permaculturelles sont susceptibles d’être aidées par la nature, au moins au bout d’un certain temps. Mais c’est placer trop de foi dans la toute-puissance et la bienveillance de Dame Nature que de croire qu’en lui rendant hommage, en la ménageant, voire en la soignant, elle pourra compenser le quadruple handicap de départ.
La permaculture ne pourra se sortir de ce handicap que lorsque les subventions accordées au système actuel cesseront :
- mort des exploitants par surmenage et empoisonnement (et absence de repreneurs)
- faillite des programmes d’aide publique,
- pénuries énergétiques,
- désertification.
Où l’on voit à quel point le système agricole actuel est un piège, puisqu’il bloque le développement des alternatives jusqu’à ce qu’il soit en déroute, un peu comme une reine bloque la maturation sexuelle des autres abeilles jusqu’à ce qu’elle meure.
2 — Paysan, c’est un vrai métier
On peut se faire adouber concepteur en permaculture après un stage de 15 jours. Le PDC, Permaculture Design Course, institué par les fondateurs australiens, sert à transmettre la bonne parole en 72 heures de théorie avec un peu de pratique. Par comparaison, le BPREA (Brevet Professionnel Responsable d’Exploitation Agricole), c’est 1400h et à la fin, on est seulement chef d’exploitation, on n’est pas encore paysan, loin s’en faut. Avec les UC techniques, on a bien quelques bases sur un domaine restreint, mais c’est très loin de la masse de savoir-faire qu’il faut maîtriser si on imagine gérer des écosystèmes complexes de façon suffisamment optimale pour en tirer un revenu.
C’est le piège qui attend un grand nombre de jeunes permaculteurs quand ils n’ont pas grandi à la ferme. De même qu’on ne s’improvise pas professeur de lettres quand on a vu ‘le cercle des poètes disparus’, de même on ne s’improvise pas paysan quand on a lu ‘la révolution d’un seul brin de paille’. On a moins de fleurs dans les yeux que n’en avaient les pionniers de mai 68, mais je crois qu’on sous-estime encore trop la profondeur du savoir-faire des (vrais, vieux) paysans, même quand on désapprouve certaines de leurs pratiques.
3 — De l’idée au prototype, puis à la production série
Quand on veut gérer un paysage avec les principes de la permaculture, mais dans le but d’exporter commercialement les surplus (ne serait-ce qu’auprès des voisins), on ne veut pas juste un écosystème honorablement productif et passablement stable dans un jardin qui marchouille bon an mal an. On veut un écosystème très productif et très stable dans une ferme qui ronronne malgré les aléas écologiques, économiques et climatiques. Et pour ça, il faut bien observer et bien réfléchir, mais ça ne suffit pas. Il faut aussi des années de mise au point, même quand on a grandi à la ferme.
La conception permaculturelle fournit des dizaines d’idées sur la façon d’agencer le paysage et les éléments pour qu’ils interagissent, pour que les déchets des uns soient la nourriture des autres, pour que rien ne soit jamais perdu, etc. Sur le papier, tout est beau. Et comme les idées se basent sur l’observation minutieuse du fonctionnement de la nature, on se persuade qu’elles doivent fonctionner du premier coup. Que nenni ! Les livres de permaculture sont pleins de jolis dessins, mais il faut un peu les considérer comme les dessins d’engins volants de Léonard de Vinci : tant qu’on ne les a pas vus voler, ce ne sont que de jolis dessins.
D’un certain point de vue, les principes de la permaculture peuvent être considérés comme une boîte à outils pour l’innovation agraire (voire économique et sociale). Pourquoi la permaculture échapperait-elle à la dure réalité des coûts de recherche & développement associés à toute entreprise d’innovation ? Comme dit mon grand-père : pour 10% d’inspiration, il faut 90% de transpiration.
Dans ce contexte, il faut aussi voir qu’aucune technique permaculturelle n’a de vocation universelle, chaque situation étant différente au sens des écosystèmes naturels, économiques et sociaux autour desquels va s’articuler la conception. Cela veut dire qu’on peut difficilement déléguer la mise au point à quelque Institut de Recherche en Permaculture et appliquer des recettes éprouvées. Chacun doit donc consacrer d’importants efforts à la difficile et longue mise au point des idées issues de la phase de conception, avec probablement beaucoup de déboires et de désillusions.
La baissière va-t-elle vraiment arrêter le ruissellement, et combien d’eau pourra-telle stocker dans le sol pour mes fruitiers en contrebas ? Dans quelle mesure vais-je pouvoir semer directement derrière les cochons ? La haie fournira-t-elle assez de fourrage pour que mes chèvres puissent passer le manque d’herbe de la fin de l’été sans se tarir ? Quelle est la bonne association ou la bonne rotation pour limiter les dégâts des limaces et ceux des pucerons ? Comment organiser un groupement d’achats durable autour de mon activité ?
Ainsi, c’est à chaque permaculteur de prévoir dans son plan d’installation une période de mise au point qui pourra prendre une bonne dizaine d’années, surtout quand on considère qu’on s’interdit les monocultures, et que donc il faut être au point non pas sur un seul maillon, mais sur tout le tissu de relations dans le paysage de la ferme.
Quelques conclusions
Après ces trois constats, il est moins difficile de comprendre pourquoi si peu de gens peuvent réellement ‘vivre de la permaculture’. Si l’on pense, comme moi, que la production de nourriture devra opérer bientôt une descente énergétique, les principes permaculturels deviendront incontournables, quels que soient les noms qu’on leur donnera. Il faut donc que la permaculture puisse progresser en maturité, et donc qu’il y ait de vrais paysans-permaculteurs et pas seulement des jardiniers-permaculteurs.
Pour compenser le handicap financier, on comprend pourquoi beaucoup de permaculteurs trouvent des moyens de subventionner leur activité d’une façon ou d’une autre. A travers des cours, des conférences, des livres, ou tout autre métier connexe ou parallèle. Et vu sous cet angle, c’est moins facile de les critiquer.
Pour permettre aux débutants de se former longuement, il faudrait généraliser l’apprentissage. Tout paysan en permaculture devrait prendre sous son aile des compagnons. En contrepartie, les interactions bénéfiques lui serviraient aussi de financement indirect. Sachant que le maître doit pouvoir amener son apprenti jusqu’à ce qu’il puisse mener à bien son projet : y compris dans les aspects administratifs et financiers.
Pour faciliter la mise au point des multiples solutions permaculturelles, il faut absolument une philosophie open-source de la R&D en permaculture, avec publication des retours d’expérience, échange de résultats, voire programmes de recherche collaboratifs. Car même si chaque situation est différente, il y aura toujours de nombreuses similarités, et plus on pourra profiter de l’expérience des uns et des autres, plus on réduira les délais et les déboires de mise au point.
Un témoignage
Quelques extraits issus d’un témoignage récent du permaculteur américain Mark Sheperd (lire l’article complet dans sa version originale) :
D’près des statistiques de l’USDA, il n’y a qu’une dizaine de comtés dans tous les USA où les revenus agricoles couvrent les dépenses. […] Si personne ne gagne réellement d’argent dns ce métier, pourquoi vouloir s’imposer cet objectif si difficile ? L’important, c’est de trouver un moyen de faire vivre la ferme et de payer les factures. 80% des agriculteurs vivent de revenus majoritairement extérieurs. […] De nombreux agriculteurs atypiques, en particulier en agriculture biologique, disent qu’ils arrivent à dégager un revenu correct, mais ils ne donnent pas souvent de détails et ont généralement des situations particulières [héritage, capital de départ]. Trop souvent les exploitations (en particuliers les AMAPs et les exploitations en bio) s’appuient sur l’équivalent moderne de l’esclavage par un recours systématique aux stagiaires. Il y a même des endroits où les stagiaires doivent payer !Dès le début, notre projet a ramené des sous. Il n’a pas payé toutes les factures. Mon revenu est dérivé des produits de la ferme, des ventes de plants d’arbres et d’arbustes, de conférences et de trvaux de conseils, de revente de produits d’autres paysans. Ma femme est kiné, ce qui est essentiel. Aucune de ces ctivités, prise séparément, ne peut porter seule le poids économique. C’est le système complet qui y parvient. Tout doit fonctionner ensemble ; nous l’avons conçu ainsi. Une compréhension permaculturelle des acteurs économiques et du fonctionnement fiscal est partie intégrante de notre modèle économique. Vous voulez des chiffres réalistes ? Nous n’avions aucun apport initial, pas d’héritage, pas de travail au début, et nous avons pu acheter tout ce que vous voyez ici et régler les factures. N’importe quel stagiaire ayant suivi un Cours de Conception Permaculturelle (PDC) peut s’installer et en 18 mois acheter du terrain et mettre en place un paradis permaculturel rentable. En revanche, les compétences nécessaires ne font pas partie du programme enseigné dans le PDC.